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La libre réflexion
3 février 2008

Anarchie et contrat social

            Le lien entre anarchisme et contrat social ne va pas, de prime abord, de soi. Mais la philosophie qui, comme l’avait montré et inauguré Platon pour l‘occident, relève de la logique de concepts et découvre les articulations entre les idées, peut éclairer ce rapport et en montrer le caractère nécessaire. Ainsi, le monde dans lequel nous vivons s’éclaire et les contradictions sensibles s’évanouissent. Certes l’histoire et les évènements comptent des exceptions qui ne coïncident pas avec la logique philosophique, mais ne dit-on pas que l’exception confirme la règle ? Cet article n’a pour seule prétention de mettre simplement en évidence le contexte intellectuel et la direction dans laquelle se dirigent nos sociétés contemporaines, à partir de la notion de contrat social.

 Et qu’est-ce que le contrat social sinon la fondation décidée, organisée et constituée d’une société par des individus, permettant à ceux-ci de vivre ensemble et (théoriquement) en paix ? Cette conception de la société, qui est relativement nouvelle, ne se comprend que si l’homme est défini comme un individu. Penchons-nous alors sur le concept d’individu tel que la modernité le conçoit. Pour ce faire, on peut prendre comme point d’appui la philosophie de Rousseau et notamment sa conception de l’homme car elle est remarquablement implanté dans l’esprit de nos contemporains.

 En effet, c’est cet homme isolé, existant avant toute société, qui réside de façon plus ou moins consciente dans les mentalités depuis plus de deux siècles. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes pose l’être humain comme originellement solitaire, replié sur lui-même, n’ayant aucun besoin d’autrui. Il en est ainsi, écrit Rousseau, « car les hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d’en avoir, […] n’ayant ni maison, ni cabanes, ni propriétés d’aucune espèces, chacun se logeait au hasard, et souvent pour une seule nuit ». Tel est le fameux état de nature, cher à ce rêveur solitaire. Cependant, il s’agit de comprendre pourquoi l’homme se complaît à ses yeux dans la solitude : si l’homme est solitaire, c’est tout simplement qu’il est parfait. Parce qu’il se suffit à lui-même, tel un dieu, il n’a aucunement obligation de se lier à autrui. La condition primitive de l’homme est cet achèvement originel en acte qui le dispense par là même de toute forme de sociabilité. 

 Ce point de départ est très important car de cette conviction de la perfection naturelle de l’être humain découle une conséquence capitale qui, certes, dévie de la philosophie de Rousseau, mais n’en est pas moins nécessaire pour l’intelligence de nos sociétés, à savoir l’hédonisme. En effet, que reste-t-il à espérer à ce « tout parfait et solitaire », pour reprendre une formule du Contrat social ? L’individu moderne actuel, fût-il ignorant de la philosophie rousseauiste, tend logiquement et psychologiquement à devenir jouisseur. Tout devoir être, tout effort pour réaliser une essence est évacué de l’univers contemporain : l’être humain est, de fait, tout ce qu’il doit être. A quoi bon penser, respecter des principes religieux et transcendants, puisque tout individu est la perfection incarnée ? Dès lors, l’heure est à la démesure ou à la dé-mesure ou encore à l’a-mesure… Il est patent que nos sociétés démocratiques actuelles ne sont plus que des sociétés de consommation. Tout ce qui exhorte l’individu à s’améliorer, à savoir la réflexion, la morale est rejeté avec mépris, dédain et haut-le-cœur au profit d’une « culture pub » et de programmes économiques visant à relancer perpétuellement une croissance que Rousseau lui-même aurait désapprouvé et dont on sait très bien qu’elle finira par faire de notre planète un cimetière. Il faudrait plutôt relire ici le portrait, incroyablement d’actualité, de l’homme démocratique établi par Platon au livre VI de La République : « Ils font déjà rentrer d’exil la démesure, le refus de se laisser commander, le libertinage, l’impudence ; […] la démesure, appelée distinction élégante ; le refus de se laisser commander, dignité d’homme libre ; le libertinage, grandes manières ; l’impudence, virilité ».

 Ainsi, il est aisé de deviner le sort réservé à la Cité : elle doit dépérir en même temps que toute loi de la Nature comprise comme une entrave à la liberté de jouir et une injure à l’humanité divinisé. L’esprit anarchique qui sommeille en chacun annihile le principe même de gouvernement qui commanderait au peuple. D’ailleurs, l’idée de contrat social ne présuppose-t-elle pas que nous sommes nés libres de toute entrave ? La société ne peut être qu’artificielle, volontairement consentie, car le terme même de « contrat » implique un état antérieur à tout lien. L’anarchisme est donc bien la pensée, ou le sentiment hérité de l’état originel de solitude (et donc de perfection) qui accouche du contrat social. Et cette idée de contrat social alliée à la vision angélique de l’homme tend à donner naissance à des formes d’association, groupe d’individus dont le but est purement hédoniste. Mais il convient ici de s’arrêter un peu sur ce terme « d’association ».

 Pour bien saisir l’idée, il faut lui donner le sens le plus large possible, allant des hordes, bandes, club, communautés ou pacs, et bien sûr aussi associations au sens commun du terme, jusqu’aux entreprises, aux nations modernes, et finalement au mondialisme qui tend à tout englober. Ce qu’il est essentiel de bien comprendre, c’est l’esprit de ces « associations » qui rassemblent des personnes dans un intérêt purement égoïste et matérialiste. Il ne s’agit pas d’associations traversées par des affinités intellectuelles ou amicales, mais d’une structure essentielle de la société moderne située à l’opposé de la φιλια aristotélicienne. Le terme « association » traduit les liens d’intérêt qui unissent les individus anarchistes dans l’âme. Et la vie de ces « associations » ne se prolongeant pas au-delà de la réalisation du désir pour lequel elles ont été créées : elles sont par nature temporaires. Elle est ce pacte permettant de mettre en pratique la liberté moderne, tout en satisfaisant les besoins hédonistes de tous.

 Ainsi l’individu, évacuant toute notion de vie spirituelle et toute loi transcendante, n’a plus qu’à se tourner vers le monde terrestre, un monde matériel : c’est « le Règne de la Quantité » pour reprendre un titre de René Guénon qui illustre parfaitement le seul univers qui s’impose progressivement et naturellement aux sociétés modernes. Pour preuve, citons simplement le formidable essor de la télévision et sa cohorte d’entreprise publicitaires, qui la fait vivre, ne cessant de pousser à la consommation et de flatter l’individu dans sa passion matérialiste. Donc, et dans une logique individualiste et par conséquent anarchique et hédoniste, les êtres humains ne peuvent avoir la volonté de s’associer qu’en vue de satisfaire des intérêts propres, voire des lubies. Ne discutons point des conséquences éventuellement positives que peuvent parfois effectivement engendrer les associations de tous poils, mais le fondement en est forcément vicié car, en dehors de tout ciment spirituel et référence supra humaine, il ne peut y avoir de moralité. Les bienfaits pouvant en découler ne peuvent, dans la perspective où nous nous plaçons, être qu’accidentelles et de l’ordre de l’exception heureuse.

 Aussi, bien des démarches peuvent sembler suspectes. Est-ce de la charité? Y a-t-il sympathie ? Il ne fait nul doute que ces motifs sont le mobile de certains, mais est-ce la tendance majoritaire? Il est permis d’en douter car il semble plutôt que la sensiblerie ou la solidarité, terme très à la mode, en soient l’unique moteur. L’individu, incapable de souffrir avec l‘indigent, s’identifie à autrui dans son malheur et fait montre d’une fausse bonté propre aux hommes les plus pitoyables dont Descartes nous brosse le portrait à l’article 185 du Traité Des Passions : « Ils sont émus à la pitié plutôt par l’amour qu’ils se portent à eux-mêmes que par celle qu’ils ont pour les autres ». Ces individus s’imaginent que le mal qui touche autrui pourrait aussi bien les atteindre; et les voilà chantant et manifestant pour les plus démunis… Ainsi donc, dans une logique de concepts, ces différentes formes d’association ne peuvent avoir de finalité désintéressées ni objectives. Aussi le monde ne raisonne-t-il qu’à partir du concept de groupe d’intérêts. Mais alors, en ayant cerné l’esprit philosophique de la société contractualise morcelée par les différentes « associations » qui la composent, un problème se dessine à l’horizon: celui de la paix sociale ou tout simplement de la cohésion sociale. Et ce problème nous amène à nous interroger sur l’avenir de nos sociétés gangrenées par l’hédonisme ambiant.

 L’individu est déifié, il n’y a donc plus aucun frein spirituel, plus aucune vertu pour assagir ou tempérer sa passion consommatrice (relire, à nouveau, avec profit La République, livre VIII de Platon, sur l’homme démocratique); comment, dans un tel contexte, pourrait-il s’autolimiter? L’hédonisme ancré chez un individu qui se prend pour un « tout parfait et solitaire » interdit l’espoir de voir une telle société se diriger ne serait-ce que vers un épicurisme réfléchi où l’individu aurait conscience des limites à ne pas franchir. Rappelons que la philosophie d’Épicure n’est pas une incitation à la beuverie permanente ni aux excès gastronomiques et charnels; il s’agit d’une philosophie de la Nature, conçue certes comme un ensemble d‘atomes, mais avant tout comme une norme que tout homme sage doit suivre. Au contraire, l’individu apparaît comme une source de haine.

 Dans ce contexte, il semble qu’il n’y ait que deux chemins possibles, qui peuvent paraître assez proches mais qui philosophiquement sont très différents. Commençons par celui qui paraît conceptuellement improbable. La première voie, que l’on pourrait qualifier d’hobbesienne, serait celle d’un gouvernement fort, ultra puissant, condamnant vigoureusement toute incartade aux lois contractualistes: un gouvernement disposant de la violence légitime, garantissant la paix sociale par la force des matraques. Mais les sociétés contemporaines semblent se détourner inexorablement de cette solution car elle est incompatible avec la pureté ontologique de l’homme que ces sociétés supposent. Les individus ne pensent qu’à une vie hédoniste dans laquelle ils veulent avoir la possibilité, le droit, la liberté de faire et de penser, stricto sensu, n’importe quoi. Dans ces conditions, les gouvernements européens en tête, et mondiaux à la suite (l’OTAN et les droits de l’homme se chargeant de condamner les retardataires…) répugnent à faire régner l’ordre par la force physique. Gardons à l’esprit ce postulat capital: l’homme est un être parfait dès sa naissance. La notion même de faute a d’ailleurs disparu. Le mal est nécessairement extérieur à sa volonté: on a rendu mauvais l’individu; on connaît la ritournelle.

 Aussi une seconde solution paraît-elle lus probable. Elle revêt la forme d’un pouvoir régissant et réglementant les désirs et volontés de chacun. Pour éradiquer l’état de haine et de désordre qu’alimente inévitablement la triade individualisme-anarchisme-hédonisme, l’individu va se trouver écrasé non pas sous le poids des mitraillettes mais sous celui d’une domination monstrueuse dont il ne sentira pas la charge (d’où son caractère monstrueux…). Seulement, une question se dresse : comment d’un anarchisme accompagné d’un hédonisme qui ne souffre aucune contrainte ni limitation pourrait-on aboutir à un pouvoir légiférant outrageusement ? N’y aurait-il pas contradiction ? Celle-ci n’est qu’apparente car une dramatique logique de concepts est sous-jacente. Ce nouveau pouvoir à venir dont nous vivons déjà les prémices va s’instaurer petit à petit et insidieusement. L’absence de contrainte physique de la part de l’État contribuera à l’implantation d’un despotisme administratif.

 De surcroît, un point important est à éclaircir pour saisir complètement la nature et la force de ce nouveau despotisme. La passion hédoniste va pousser les hommes à vouloir ce genre de domination tutélaire, contribuant ainsi eux-mêmes à l’instaurer et la renforcer. Voilà pourquoi le poids de cette influence tentaculaire ne se fera pas sentir. Rappelons un long passage de De la Démocratie en Amérique de Tocqueville qui explique ce terrible pouvoir s’installant dans un contexte : « J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-être portaient insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse contre l’anarchie. […] Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité aiment naturellement le pouvoir central et étendent volontiers ses privilèges; mais, s’il arrive que ce même pouvoir représente fidèlement leurs et reproduise exactement leurs instincts, la confiance qu’ils lui portent n’a presque point de borne […] ». Tout est dit ! L’anarchie est vaincue au profit d’un pouvoir administratif. Au diable la liberté qui conduit à finalement une responsabilité lourde à porter et vive l’égalité qui confine dans un confort matérialiste médiocre. Tocqueville ajoute : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits plaisirs, dont-ils emplissent leur âme. […] Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. »

 L’homme démocratique à l’âme anarchiste, le révolutionnaire sacrifiant sa vie pour la République s’avilit peu à peu pour sombrer dans un hédonisme lénifiant : le peuple est prêt à tout accepter du moment qu’il a du pain et des jeux. Il ne reste de lui qu’un être mou, repu de désirs, attendant la prochaine becquée (et vociférant si et seulement si elle arrive un peu tard). Dès lors, il n’y a plus d’anarchisme mais un pouvoir (européen ? Mondial ?) assurant sa domination grâce à la corruption du peuple flatté jusque dans ses plus bas instincts.

 L’anarchisme qui règne encore dans les esprits est donc, dans cette hypothèse, sur le point de disparaître mais sans pour autant laisser place à un avenir radieux. Il ne disparaîtra pas au profit d’une société dans laquelle une force publique s’exercera vigoureusement. Non pour rendre docile l’individu anarchiste qu’il ne s’agit pus de contrôler « par tout le corps », pour parler comme Rousseau, mais pour le réglementer et administrer dans sa vie quotidienne. Tel est semble-t-il le sort réservé à la civilisation occidentale. Car s’il existe des communautés, reconnues comme minoritaires, qui refusent le principe démocratique contractualiste, en manifestant par ailleurs une ferme intention de faire imploser les règles du contrat social en dictant les leurs, il est philosophiquement légitime d’envisager, non la mort de l’humanité, mais celle de notre civilisation occidentale chrétienne. Pour cette dernière, nous ne pouvons qu’espérer un retour à une société établie sur des principes transcendants (c’est-à-dire religieux), donnant toute la valeur et le bien-fondé à la politique et la morale qui furent les nôtres. Souvenons-nous donc de la pensée de Platon pour qui la sociabilité passe par la mesure, la tempérance et une hiérarchie (dans l’âme) où la raison doit commander aux instincts. Cela signifie qu’il ne peut y avoir de Cité digne de ce nom qu’à partir d’un certain ascétisme provenant de l’individu lui-même.

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