Anarchie et contrat social
Et qu’est-ce que le contrat social
sinon la fondation décidée, organisée et constituée d’une société par des
individus, permettant à ceux-ci de vivre ensemble et (théoriquement) en
paix ? Cette conception de la société, qui est relativement nouvelle, ne
se comprend que si l’homme est défini comme un individu. Penchons-nous alors
sur le concept d’individu tel que la modernité le conçoit. Pour ce faire, on
peut prendre comme point d’appui la philosophie de Rousseau et notamment sa
conception de l’homme car elle est remarquablement implanté dans l’esprit de
nos contemporains.
En effet, c’est cet homme isolé,
existant avant toute société, qui réside de façon plus ou moins consciente dans
les mentalités depuis plus de deux siècles. Le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes pose l’être humain comme
originellement solitaire, replié sur lui-même, n’ayant aucun besoin d’autrui.
Il en est ainsi, écrit Rousseau, « car les hommes n’ayant nulle
correspondance entre eux, ni aucun besoin d’en avoir, […] n’ayant ni maison, ni
cabanes, ni propriétés d’aucune espèces, chacun se logeait au hasard, et
souvent pour une seule nuit ». Tel est le fameux état de nature, cher à ce
rêveur solitaire. Cependant, il s’agit de comprendre pourquoi l’homme se
complaît à ses yeux dans la solitude : si l’homme est solitaire, c’est
tout simplement qu’il est parfait. Parce qu’il se suffit à lui-même, tel un
dieu, il n’a aucunement obligation de se lier à autrui. La condition primitive
de l’homme est cet achèvement originel en acte qui le dispense par là même de
toute forme de sociabilité.
Ce point de départ est très
important car de cette conviction de la perfection naturelle de l’être humain
découle une conséquence capitale qui, certes, dévie de la philosophie de
Rousseau, mais n’en est pas moins nécessaire pour l’intelligence de nos
sociétés, à savoir l’hédonisme. En effet, que reste-t-il à espérer à ce
« tout parfait et solitaire », pour reprendre une formule du Contrat
social ? L’individu moderne actuel, fût-il ignorant de la philosophie
rousseauiste, tend logiquement et psychologiquement à devenir jouisseur. Tout
devoir être, tout effort pour réaliser une essence est évacué de l’univers
contemporain : l’être humain est, de fait, tout ce qu’il doit être. A quoi
bon penser, respecter des principes religieux et transcendants, puisque tout
individu est la perfection incarnée ? Dès lors, l’heure est à la démesure
ou à la dé-mesure ou encore à l’a-mesure… Il est patent que nos sociétés
démocratiques actuelles ne sont plus que des sociétés de consommation. Tout ce
qui exhorte l’individu à s’améliorer, à savoir la réflexion, la morale est
rejeté avec mépris, dédain et haut-le-cœur au profit d’une « culture
pub » et de programmes économiques visant à relancer perpétuellement une
croissance que Rousseau lui-même aurait désapprouvé et dont on sait très bien
qu’elle finira par faire de notre planète un cimetière. Il faudrait plutôt
relire ici le portrait, incroyablement d’actualité, de l’homme démocratique
établi par Platon au livre VI de La République : « Ils
font déjà rentrer d’exil la démesure, le refus de se laisser commander, le
libertinage, l’impudence ; […] la démesure, appelée distinction
élégante ; le refus de se laisser commander, dignité d’homme libre ;
le libertinage, grandes manières ; l’impudence, virilité ».
Ainsi, il est aisé de deviner le
sort réservé à la Cité : elle doit dépérir en même temps que toute loi de
la Nature comprise comme une entrave à la liberté de jouir et une injure à
l’humanité divinisé. L’esprit anarchique qui sommeille en chacun annihile le
principe même de gouvernement qui commanderait au peuple. D’ailleurs, l’idée de
contrat social ne présuppose-t-elle pas que nous sommes nés libres de toute
entrave ? La société ne peut être qu’artificielle, volontairement
consentie, car le terme même de « contrat » implique un état
antérieur à tout lien. L’anarchisme est donc bien la pensée, ou le sentiment
hérité de l’état originel de solitude (et donc de perfection) qui accouche du
contrat social. Et cette idée de contrat social alliée à la vision angélique de
l’homme tend à donner naissance à des formes d’association, groupe d’individus
dont le but est purement hédoniste. Mais il convient ici de s’arrêter un peu
sur ce terme « d’association ».
Pour bien saisir l’idée, il faut lui
donner le sens le plus large possible, allant des hordes, bandes, club,
communautés ou pacs, et bien sûr aussi associations au sens commun du terme,
jusqu’aux entreprises, aux nations modernes, et finalement au mondialisme qui
tend à tout englober. Ce qu’il est essentiel de bien comprendre, c’est l’esprit
de ces « associations » qui rassemblent des personnes dans un intérêt
purement égoïste et matérialiste. Il ne s’agit pas d’associations traversées
par des affinités intellectuelles ou amicales, mais d’une structure essentielle
de la société moderne située à l’opposé de la φιλια aristotélicienne. Le terme
« association » traduit les liens d’intérêt qui unissent les
individus anarchistes dans l’âme. Et la vie de ces « associations »
ne se prolongeant pas au-delà de la réalisation du désir pour lequel elles ont
été créées : elles sont par nature temporaires. Elle est ce pacte
permettant de mettre en pratique la liberté moderne, tout en satisfaisant les
besoins hédonistes de tous.
Ainsi l’individu, évacuant toute
notion de vie spirituelle et toute loi transcendante, n’a plus qu’à se tourner
vers le monde terrestre, un monde matériel : c’est « le Règne de la
Quantité » pour reprendre un titre de René Guénon qui illustre
parfaitement le seul univers qui s’impose progressivement et naturellement aux
sociétés modernes. Pour preuve, citons simplement le formidable essor de la
télévision et sa cohorte d’entreprise publicitaires, qui la fait vivre, ne cessant de pousser à la consommation et de
flatter l’individu dans sa passion matérialiste. Donc, et dans une logique
individualiste et par conséquent anarchique et hédoniste, les êtres humains ne
peuvent avoir la volonté de s’associer qu’en vue de satisfaire des intérêts
propres, voire des lubies. Ne discutons point des conséquences éventuellement
positives que peuvent parfois effectivement engendrer les associations de tous
poils, mais le fondement en est forcément vicié car, en dehors de tout ciment
spirituel et référence supra humaine, il ne peut y avoir de moralité. Les
bienfaits pouvant en découler ne peuvent, dans la perspective où nous nous
plaçons, être qu’accidentelles et de l’ordre de l’exception heureuse.
Aussi, bien des démarches peuvent
sembler suspectes. Est-ce de la charité? Y a-t-il sympathie ? Il ne fait nul
doute que ces motifs sont le mobile de certains, mais est-ce la tendance
majoritaire? Il est permis d’en douter car il semble plutôt que la sensiblerie
ou la solidarité, terme très à la mode, en soient l’unique moteur. L’individu,
incapable de souffrir avec l‘indigent, s’identifie à autrui dans son malheur et
fait montre d’une fausse bonté propre aux hommes les plus pitoyables dont
Descartes nous brosse le portrait à l’article 185 du Traité Des Passions
: « Ils sont émus à la pitié plutôt par l’amour qu’ils se portent à
eux-mêmes que par celle qu’ils ont pour les autres ». Ces individus
s’imaginent que le mal qui touche autrui pourrait aussi bien les atteindre; et
les voilà chantant et manifestant pour les plus démunis… Ainsi donc, dans une
logique de concepts, ces différentes formes d’association ne peuvent avoir de
finalité désintéressées ni objectives. Aussi le monde ne raisonne-t-il qu’à
partir du concept de groupe d’intérêts. Mais alors, en ayant cerné l’esprit
philosophique de la société contractualise morcelée par les différentes
« associations » qui la composent, un problème se dessine à
l’horizon: celui de la paix sociale ou tout simplement de la cohésion sociale.
Et ce problème nous amène à nous interroger sur l’avenir de nos sociétés
gangrenées par l’hédonisme ambiant.
L’individu est déifié, il n’y a donc
plus aucun frein spirituel, plus aucune vertu pour assagir ou tempérer sa
passion consommatrice (relire, à nouveau, avec profit La République,
livre VIII de Platon, sur l’homme démocratique); comment, dans un tel contexte,
pourrait-il s’autolimiter? L’hédonisme ancré chez un individu qui se prend pour
un « tout parfait et solitaire » interdit l’espoir de voir une telle
société se diriger ne serait-ce que vers un épicurisme réfléchi où l’individu
aurait conscience des limites à ne pas franchir. Rappelons que la philosophie
d’Épicure n’est pas une incitation à la beuverie permanente ni aux excès gastronomiques
et charnels; il s’agit d’une philosophie de la Nature, conçue certes comme un
ensemble d‘atomes, mais avant tout comme une norme que tout homme sage doit
suivre. Au contraire, l’individu apparaît comme une source de haine.
Dans ce contexte, il semble qu’il
n’y ait que deux chemins possibles, qui peuvent paraître assez proches mais qui
philosophiquement sont très différents. Commençons par celui qui paraît
conceptuellement improbable. La première voie, que l’on pourrait qualifier
d’hobbesienne, serait celle d’un gouvernement fort, ultra puissant, condamnant
vigoureusement toute incartade aux lois contractualistes: un gouvernement
disposant de la violence légitime, garantissant la paix sociale par la force
des matraques. Mais les sociétés contemporaines semblent se détourner
inexorablement de cette solution car elle est incompatible avec la pureté
ontologique de l’homme que ces sociétés supposent. Les individus ne pensent
qu’à une vie hédoniste dans laquelle ils veulent avoir la possibilité, le droit,
la liberté de faire et de penser, stricto sensu, n’importe quoi. Dans ces
conditions, les gouvernements européens en tête, et mondiaux à la suite (l’OTAN
et les droits de l’homme se chargeant de condamner les retardataires…)
répugnent à faire régner l’ordre par la force physique. Gardons à l’esprit ce
postulat capital: l’homme est un être parfait dès sa naissance. La notion même
de faute a d’ailleurs disparu. Le mal est nécessairement extérieur à sa
volonté: on a rendu mauvais l’individu; on connaît la ritournelle.
Aussi une seconde solution
paraît-elle lus probable. Elle revêt la forme d’un pouvoir régissant et
réglementant les désirs et volontés de chacun. Pour éradiquer l’état de haine
et de désordre qu’alimente inévitablement la triade individualisme-anarchisme-hédonisme,
l’individu va se trouver écrasé non pas sous le poids des mitraillettes mais
sous celui d’une domination monstrueuse dont il ne sentira pas la charge (d’où
son caractère monstrueux…). Seulement, une question se dresse : comment d’un anarchisme
accompagné d’un hédonisme qui ne souffre aucune contrainte ni limitation
pourrait-on aboutir à un pouvoir légiférant outrageusement ? N’y aurait-il pas
contradiction ? Celle-ci n’est qu’apparente car une dramatique logique de
concepts est sous-jacente. Ce nouveau pouvoir à venir dont nous vivons déjà les
prémices va s’instaurer petit à petit et insidieusement. L’absence de
contrainte physique de la part de l’État contribuera à l’implantation d’un
despotisme administratif.
De surcroît, un point important est
à éclaircir pour saisir complètement la nature et la force de ce nouveau
despotisme. La passion hédoniste va pousser les hommes à vouloir ce genre de
domination tutélaire, contribuant ainsi eux-mêmes à l’instaurer et la
renforcer. Voilà pourquoi le poids de cette influence tentaculaire ne se fera
pas sentir. Rappelons un long passage de De la Démocratie en Amérique de
Tocqueville qui explique ce terrible pouvoir s’installant dans un contexte :
« J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-être
portaient insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions
du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse contre l’anarchie. […]
Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité aiment naturellement le
pouvoir central et étendent volontiers ses privilèges; mais, s’il arrive que ce
même pouvoir représente fidèlement leurs et reproduise exactement leurs
instincts, la confiance qu’ils lui portent n’a presque point de borne […] ».
Tout est dit ! L’anarchie est vaincue au profit d’un pouvoir administratif. Au
diable la liberté qui conduit à finalement une responsabilité lourde à porter
et vive l’égalité qui confine dans un confort matérialiste médiocre.
Tocqueville ajoute : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le
despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable
d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se
procurer de petits plaisirs, dont-ils emplissent leur âme. […] Au-dessus de
ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer
leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier,
prévoyant et doux. »
L’homme démocratique à l’âme
anarchiste, le révolutionnaire sacrifiant sa vie pour la République s’avilit
peu à peu pour sombrer dans un hédonisme lénifiant : le peuple est prêt à tout
accepter du moment qu’il a du pain et des jeux. Il ne reste de lui qu’un être
mou, repu de désirs, attendant la prochaine becquée (et vociférant si et
seulement si elle arrive un peu tard). Dès lors, il n’y a plus d’anarchisme
mais un pouvoir (européen ? Mondial ?) assurant sa domination grâce à la
corruption du peuple flatté jusque dans ses plus bas instincts.
L’anarchisme qui règne encore dans
les esprits est donc, dans cette hypothèse, sur le point de disparaître mais
sans pour autant laisser place à un avenir radieux. Il ne disparaîtra pas au
profit d’une société dans laquelle une force publique s’exercera
vigoureusement. Non pour rendre docile l’individu anarchiste qu’il ne s’agit
pus de contrôler « par tout le corps », pour parler comme Rousseau,
mais pour le réglementer et administrer dans sa vie quotidienne. Tel est
semble-t-il le sort réservé à la civilisation occidentale. Car s’il existe des
communautés, reconnues comme minoritaires, qui refusent le principe
démocratique contractualiste, en manifestant par ailleurs une ferme intention
de faire imploser les règles du contrat social en dictant les leurs, il est
philosophiquement légitime d’envisager, non la mort de l’humanité, mais celle
de notre civilisation occidentale chrétienne. Pour cette dernière, nous ne
pouvons qu’espérer un retour à une société établie sur des principes
transcendants (c’est-à-dire religieux), donnant toute la valeur et le
bien-fondé à la politique et la morale qui furent les nôtres. Souvenons-nous
donc de la pensée de Platon pour qui la sociabilité passe par la mesure, la
tempérance et une hiérarchie (dans l’âme) où la raison doit commander aux
instincts. Cela signifie qu’il ne peut y avoir de Cité digne de ce nom qu’à
partir d’un certain ascétisme provenant de l’individu lui-même.